Roubaix sous l’occupation allemande
Maxence Van der Meersch, de son vrai patronyme Vandermeersch, est un écrivain français né à Roubaix en mai 1907. En 1935, il manque de peu le Prix Goncourt avec Invasion 14, roman qui raconte la guerre dans la région occupée de Lille et Roubaix.
« L'hiver de 1917 fut effroyable. Dès le début, il s'annonça sévère, d'autant plus qu'on avait le ventre vide. La misère à Roubaix était inimaginable. La ville paraissait une cité de moribonds… Les vieillards mouraient, la tuberculose ravageait l'enfance et l'adolescence. Au cimetière, on contemplait avec stupeur les innombrables tombes de jeunes gens de dix-huit à vingt ans. Des gens qui s'étaient perdus de vue quelques semaines se retrouvaient, se reconnaissaient avec effarement. il y avait, dans le Nord, avant la guerre, beaucoup de buveurs de bière, gens à vastes panses, à mines fleuries. Ceux-là surtout étaient lamentables. Faute de cette bière généreuse, leur embonpoint avait fondu, et cette débâcle les laissait vides, flasques, incroyablement vieillis. La faim régnait, une faim désespérée, résignée, sans rage, ni fureur, ni révolte. On se sentait dans les mains d'un ennemi trop fort. Surtout, on le sentait affamé, traqué, aux abois comme soi-même. Pas une maison, pas un foyer où ne régnât cette famine, ce vide abrutissant (les ventres et des cervelles, une souffrance morne indéfiniment prolongée sans espoir. Le ravitaillement venait mal. Les canaux étaient gelés. Et des trafiquants trop nombreux distrayaient en route un quart des vivres les meilleurs. Ce qui restait était à peine mangeable, et comme il fallait le payer, on s'en passait encore le plus souvent. On n'avait pas d'argent. On prenait deux rations pour quatre. Les Allemands avaient leurs cantines dans les usines, çà et là. Aux portes, des files d'êtres lamentables, femmes, vieux, gamins hâves et affamés, attendaient une distribution de restes, l'aumône d'un fond de gamelle.
A partir de février, le froid devint terrible. Cet hiver de 1917-1918, effroyable calamité, s'ajoutait aux méfaits des hommes. Pas de charbon, pas de tissus. Les Allemands avaient fait l'inventaire de tous les vêtements, et " réquisitionné " ce qui était utilisable. Si bien qu'on se taillait des vêtements dans les couvertures, et que des gens marchaient par les rues drapés comme des Arabes. D'autres passèrent des mois entiers dans leur lit… Dans le silence, au milieu d'une paix nocturne fugitive, montait un roulement sourd, plus tragique encore que tout le reste, le roulement des trams, des camions, des trains s'en allant vers le Front porter leurs charges d'hommes ou ramener des blessés et des morts tandis que Roubaix dormait. Les Allemands cachaient les mouvements de troupes à la population. On écoutait cela avec angoisse. Quand cela finirait-il ? Serait-on délivrés un jour ? Et si les Français rentraient par miracle à Roubaix, y resterait-il des vivants pour raconter ce qu'on avait souffert ?"
Maxence Van der Meersch, Invasion 14, 1935